Annie Ubersfeld, normalienne (1938), agrégée (1945), professeur à l’Institut d’études théâtrales de l’Université Paris III (1973), a été l’initiateur et l’artisan du réveil des études théâtrales ou plutôt de leur invention, leur Roland Barthes. Leur éclat a fait oublier qu’elles ne se sont constituées en discipline distincte que très tard, avec la création pionnière, à laquelle elle prit part aux côtés de Bernard Dort, de l’Institut qui leur était réservé dans la toute jeune Sorbonne-Nouvelle et l’on a peine aujourd’hui à imaginer leur état languissant jusqu’à la fin des années 60. D’une part les textes de théâtre restent à l’écart du grand mouvement de la « nouvelle critique » et ne relèvent que de l’ancienne histoire littéraire (règles des genres, sources et influences, « fortune » des œuvres, « psychologie » des personnages, « idées » morales et religieuses) ; cause et conséquence d’autre part, le « travail théâtral » est entièrement ignoré et la scène n’est envisagée que pour ses effets anecdotiques sur le texte (biographiques – la Champmeslé – ou génériques – la double exposition) ; rien enfin sur les auteurs et les spectacles contemporains, actuels n’en parlons pas. Or c’était le temps du printemps de la scène que faisaient fleurir Planchon, Vitez, Chéreau, Mnouchkine. L’école, reproductrice des conditions de production, résiste naturellement à l’innovation, la scène, art social, également ; à l’université, le théâtre attendait son mai 68 ou son 1830.
Bien des choses outre son intelligence prédisposaient Annie Ubersfeld à s’y atteler : sa passion et son expérience du théâtre, sa pratique de Hugo – sa thèse, Le Roi et le Bouffon, étude sur le théâtre de Hugo de 1830 à 1839, avait rendu à la compréhension ce grand pan de l’œuvre livré depuis un siècle à toutes les goguenardises –, et surtout cette insoumission radicale qui l’avait fait rejoindre la Résistance et la faisait rester au Parti communiste. Il y fallait aussi du talent – les grandes choses en demandent plus que les petites–, elle n’en manquait pas. De là, au-delà de leur succès, l’importance historique des livres d’Annie Ubersfeld : les merveilles des scènes actuelles éclairaient les anciens chefs d’œuvres ; l'univers théâtral, texte, jeu, espace, objets, y était envisagé pour lui-même, tel que les spectateurs le voient ou s’en souviennent ; les « méthodes » inspirées de la linguistique, de la psychanalyse, du marxisme, de l’analyse actancielle des récits ou de la sémiologie nouveau-née, invoqués avec une grande liberté, délivraient le théâtre des leçons apprises et le rendaient au mouvement vivant de la pensée.
Lire le théâtre (1977), principalement consacré au texte, devint, à juste titre et malgré lui tout à la fois, la Bible de khâgnes dès avant la création de leur section Théâtre, et, constamment réédité, reste aujourd’hui – habent sua fata libelli– réservoir de sujets d’examens et de concours. Moins accaparés par l’école et donc moins célèbres que Lire le théâtre, dont ils constituent les tomes II et III, L’Ecole du spectateur (1981) et Le dialogue de théâtre (1996) forment pourtant avec lui une trilogie, complétée par L’Objet théâtral (1978) et, en collaboration avec G. Banu, L’espace théâtral (1992). Ces livres, quoiqu’ils vaillent aussi par les exemples, nombreux et admirablement inventifs, qui illustrent le propos théorique, sont de portée générale et formelle ; leur réciproque, nécessaire pour qui croit que l’art nait du croisement d’individus – génies parfois – et de formes, se trouve dans la série d’essais consacrés, auteurs et metteurs en scène mêlés, aux plus grands : Claudel (1981 et 2005), Vinaver (1989), Vitez (1994 et 1998), Koltès (1999). Encore ignorons-nous ici la masse des articles de toutes destinations – de la critique théâtrale tenue, dès sa jeunesse, dans France Nouvelle, dans L’Humanité, dans Révolution, à l’intervention en colloque de sémiologie pointue – dont est sous presse un recueil dû aux soins de Pierre Frantz, Isabelle Moindrot et Florence Naugrette.
Avec cela Annie Ubersfeld restait une dix-neuvièmiste classique, une universitaire comme les autres, seulement meilleure que la plupart. Les recueils d’articles recomposés en volume, Paroles de Hugo (1985) et Le Théâtre et la cité. De Corneille à Kantor (1991) peuvent donner une idée de son inventivité, son Roman d’Hernani (avec Noëlle Guibert, 1985) et sa biographie de Gautier (1992) de son talent de conteuse, et son édition savante de Ruy Blas ou des fragments dramatiques inédits de Hugo, prouve sa patience d’érudite ; mais le pain quotidien de son travail d’universitaire se trouve peut-être dans ces commentaires donnés aux éditions de grands textes où elle réussit à faire de chacun un lecteur (presque) aussi émerveillé, attentif et alerte qu’elle-même : Le mariage de Figaro (1956), Andromaque (1961), Cromwell (1968), Lorenzaccio (1968), choix de textes de Salacrou (1970), écrits critiques et d’esthétique de Diderot (1980), Hernani (1987 et 2002), Contes et récits fantastiques de Gautier (1988), sans parler de ses contributions aux deux éditions des œuvres complètes de Hugo en 1967-70 et en 1985.
Ceux des lecteurs d’Annie Ubersfeld qui ne l’ont pas entendue ont de quoi le regretter. Conférencière brillante et intervenante intrépide, les colloques se réveillaient à l’entendre ; c’était surtout un professeur plus qu’inoubliable – tous le sont à un titre ou un autre…–, mémorable. Au lycée, on intriguait pour être dans sa classe, ou l’on y assistait sans en être ; elle captivait, choquait, faisait rire : elle savait « faire le show » ; elle savait aussi privilégier la curiosité, piquer l’amour propre, susciter de désir d’obtenir son estime, et au bout du compte faire travailler dur. Loin de ces professeurs charismatiques et narcissiques satisfaits de leur propre succès, elle voulait celui de ses élèves et l’obtenait. Ses thésards ont peuplé les Universités ; Georges Banu, Pierre Frantz, Isabelle Moindrot, Florence Naugrette, Patrice Pavis, Guy Rosa, Jean-Pierre Ryngaert, Catherine Treilhou ne sont pas les seuls qui portent son empreinte. Nullement intéressée, soucieuse de gloire mais non d’honneurs, pas même ambitieuse, elle était la générosité même. Sans d’ailleurs le savoir ni s’en préoccuper.
Ses livres ont eu le don des langues et Lire le théâtre n’a pas moins de dix traductions, mais elle-même, de parents polonais, sachant beaucoup de langues, était grande voyageuse. Sa maison, au fils des ans, s’était remplie d'objets venus d'ailleurs; elle avait de la famille ou des amis aux quatre coins du monde, des élèves ailleurs, et répondait aux invitations, à communiquer ou à enseigner, jusqu’à la limite de ses forces. Son deuil nous dépasse.